Lorsqu'il vivait à Paris, Robert Bichet fit la connaissance du peintre et graveur Michel Salsmann (voir ici), et s'enthousiasma pour l'une de ses oeuvres, intitulée Mardi 13 février : c'est une lithographie représentant quatre baigneurs nus dans une piscine sans eau, alors que derrière la vitre il y a la mer...
Mardi 13 février de Michel Salsmann
Après en avoir obtenu de son ami l'autorisation d'utiliser son titre, Robert, conscient de la vision volontairement tristounette portée par celui-ci sur un quotidien grisâtre, décida d'écrire une série de "sept" (car c'est un chiffre sacré !) Mardi 13 février, en y ajoutant la mention "ou une journée à vivre".
Pour le moment, il n'en a écrit que trois (et en restera peut-être là, puisque c'est aussi un chiffre sacré ?), qui possèdent entre eux ces trois points communs :
1 - ce sont des oeuvres dédiées à des groupes précis d'interprètes.
2 - elles ont pour trame un poème du compositeur, toujours le même, qui est d'abord simplement évoqué par des syllabes chantées ou des morceaux de phrases murmurés, toujours incompréhensibles et simplement utilisés comme matériau sonore, puis généralement déclamé à la fin et illustré par des diapositives projetées derrière les musiciens.
3 - enfin elles évoquent une journée très ordinaire, dont les épisodes matin, midi et soir sont repérables avec leur succession de moments d'agitation ou de détente, mais avec en filigrane l'évocation de la mer ou du bateau qui prend le large.
Ce poème, écrit par Robert Bichet en 1983 alors qu'il se trouvait à Naxos, dans les Cyclades, s'intitule Escale, et se trouve cité dans la section Poésie de ce blog à cette page. On y retrouve le goût particulier du compositeur, fier de ses origines bretonnes du côté de sa mère, pour les bateaux de pêche ou de transport, dont les bruits de moteurs réapparaissent fréquemment dans sa musique comme autant d'appels au voyage et à l'évasion.
Robert Bichet à Naxos en 1983
I - La version de 1987 -
Percussions, choeurs et trois instruments solistes
Le premier Mardi 13 février ou une journée à vivre fut écrit pour le percussionniste Daniel Ardaillon et sa classe de l'Ecole Nationale de Musique de Montluçon, donc pour un ensemble de percussions joué par cinq exécutants et comportant outre les cymbales, caisses et différents gongs des vibraphones, xylophones et d'autres instruments harmoniques, auquel s'adjoignent des chœurs, plus un violon, une clarinette, une trompette, et un récitant. Il fut donné en création par ses dédicataires au théâtre municipal de Montluçon le 12 mai 1987.
Robert y tenait le rôle du récitant, n'ayant que son poème à lire à la fin de la partition ; mais, installé sur une estrade sur la droite de la scène, il intrigua les journalistes locaux qui pensèrent qu'il "surveillait" l'exécution de son oeuvre...
Celle-ci est foisonnante, comme vous pouvez en juger par l'abondance des percussions visible sur la photo ci-dessous (prise par la Presse locale), ainsi que par la présence du choeur d'enfants constitué des classes de formation musicale sous la direction d'Isabelle Papalia.
"Mardi 13 février" pour percussions le jour de sa création au théâtre Montluçon, dirigé par Daniel Ardaillon - Photo "La Montagne".
Ecoutons donc le début de cette grande fresque sonore qui dure au total 23'19. C'est le matin, la journée commence trépidante ; puis le rythme s'apaise tandis que peu à peu apparaissent les instruments solistes, semblant sonner les heures, puis le choeur qui imite le bruit de la mer sur le sable par des "ssssssss - chchchch" successifs...
II - La version de 1988 -
Structures sonores Baschet
Le second Mardi 13 février est le plus inattendu.
En effet, passionné par tous les instruments de pointe, comme les ondes Martenot, les percussions nouvelles (gongs chinois, wood blocks, temple blocks, shimes...) ou les bandes de sons modifiés, Robert Bichet s'est beaucoup intéressé au travail des Frères Baschet, créateurs de toute une gamme d'instruments dont leur fameux Cristal , constitué de tubes de verre de différentes longueurs que l'on fait "chanter" en glissant dessus des mains humides (c'est le principe du verre qui résonne lorsque l'on passe sur sa tranche un doigt mouillé)...
Cette seconde oeuvre, agrémentée elle aussi de voix et d'instruments solistes (un violon, une flûte, un basson et un piano), pupitres assurés dans leur ensemble par les interprètes mêmes des structures sonores, fut créée le 19 mars 1988 au Centre Culturel Albert Camus d'Issoudun, sous la direction du compositeur. Plus importante encore que la première, elle dure au total 41'10 et omet la lecture du poème qui en constitue pourtant la trame.
Robert Bichet dirige les instrumentistes Baschet :
on peut voir de chaque côté en hauteur des feuilles métalliques dans lesquelles se réverbèrent les voix, à gauche une tôle comme nous en avons entendu une dans la tempête des Neuf espaces sonores, à droite un Cristal que l'on joue debout, et les différents instruments avec leurs pavillons d'amplification.
En voici un premier extrait, où l'on entend les voix réverbérées par de grandes feuilles métalliques, puis le cristal, très doux et "magique" (nous vivons alors un moment très contemplatif vers midi), et peu à peu la tôle qui gronde.
Dans ce second extrait, issu de la conclusion de l’œuvre (dynamique, le soir), on entend d'abord dans les accords martelés du piano comme une cloche qui sonne l'heure (formule chère à Robert Bichet), puis, sur fond de ressort (un énorme ressort surmonté d'un large pavillon, qui lorsqu'on le frotte avec une baguette émet une vibration très profonde), on assiste à un magnifique ballet de percussions rythmiques, sorte d'improvisation des musiciens soucieux de rendre à leurs instruments leur vocation première : celle d'évoquer les musiques primitives.
III - La version de 1990 -
Soprano et piano
Catherine Boni, Jean-Paul Cristille et Robert Bichet lors de la création de l'oeuvre le 16 décembre 1990 à la Maison de l'Habitant à Vierzon - aux murs, les dessins du compositeur.
Celle-ci fut écrite pour la soprano dramatique Catherine Boni et son accompagnateur d'alors Jean-Paul Cristille. Une bande de sons y est ajoutée, comprenant des voix enregistrées, une partie de piano préenregistrée, ainsi que des cris de mouettes et un départ de chalutier...
La soprano, qui s'est vivement intéressée à la création de l'oeuvre, chante tantôt sur des extraits du poème (qui sera entendu à la fin dans son entier sur la bande enregistrée), tantôt sur des onomatopées, y ajoutant même parfois des chuintements destinés à évoquer le bruit de la mer. Son oreille musicale est extrêmement sollicitée, car elle évolue sur des mélodies complexes entièrement écrites tandis que le piano module de façon planante et répétitive, à l'image du flot étale d'une eau paisible. On perçoit mieux dans ses paroles la toile de fond poétique, tandis que l'aspect "journée à vivre" n'est ici que suggérée par les accords lancinants du piano. L'oeuvre ne dure cette fois que 16'50, mais on est tenu en haleine du début jusqu'à la fin par une atmosphère lourde qui montre qu'il s'agit sans doute d'une journée chômée, d'été peut-être.
En voici un extrait où, derrière le piano et la voix, va surgir un piano préenregistré qui sonne étrangement, comme issu d'un rêve peu agréable. Cette version a été saisie à Issoudun, lors de la reprise de l'oeuvre à la Maison du Berry pour le vernissage d'une exposition le 7 décembre 1991, avec cette fois Robert Milardet au piano.