Je m'aperçois que je n'avais pas même présenté cette conférence, qui a eu lieu hier soir devant un public fourni et subjugué.

Bartók, 1881-1945
Robert Bichet avait donc prévu d'y présenter Béla Bartók, ce compositeur hongrois plutôt méconnu en France, du moins du grand public.

Bien sûr, il y avait d'abord son aspect énergique, dynamique, et les racines cherchées dans le folklore local, du moins en ce qui concerne les Images hongroises pour orchestre qui ouvrirent le sujet, et la Suite de danses qui leur succéda. C'est d'ailleurs sous cet aspect que l'on connaît le mieux ce compositeur chez nous, le considérant parfois comme un artiste surtout représentatif de son pays. Et c'est avec un enthousiasme communicatif que Robert fit comprendre à son public combien ce petit homme réservé et presque timide savait puiser la force dans les profondeurs de la terre et la restituer avec une orchestration riche en cordes graves - violoncelles et contrebasses - auxquelles, pour la mélodie d'esprit populaire, s'ajoutaient des clarinettes ou des flûtes - ou parfois même le cymbalum, instrument à cordes frappées d'origine locale, dans la Rhapsodie n°1 pour orchestre.
Il nous montra aussi comme dans ses débuts ce petit prodige, qui avait appris le piano avec sa mère mais pensait que la composition "ne s'apprenait pas", était prêt à rencontrer Claude Debussy qu'il admirait entre tous, "même si celui-ci le traitait comme un imbécile" (ce qu'il faisait paraît-il couramment vis-à-vis de ses admirateurs, car il était d'une impertinence rare).
Grand ami de la France dont il maniait parfaitement la langue, Bartók avait paraît-il vu avec consternation l'Autriche s'allier avec l'Allemagne dans le conflit de 1914, et c'est avec horreur qu'il connut la montée du nazisme - jusqu'à l'obligation qui lui fut faite d'émigrer aux États-Unis, où il termina ses jours frappé par une leucémie, mais toujours aussi vigoureux dans sa musique.

Évoquant rapidement l'influence de Debussy dans les Images op.10 pour orchestre, puis celle de Stravinsky dans les ballets-pantomimes Le Prince de Bois et Le Mandarin Merveilleux, il annonça l'Opéra en un Acte Le Château de Barbe-Bleue en précisant qu'il le gardait pour la fin, ayant fait à son sujet des découvertes méritant qu'il s'y attache plus longuement.
Et de s'exclamer sur le bonheur que lui apportait sa position de conférencier, lui permettant de redécouvrir tant de choses ; car affirmait-il, ce n'est pas sur internet qu'il allait chercher des renseignements, mais sur de bons livres dont il nous recommandait la lecture, tels celui de Pierrette Mari, ou l'excellent ouvrage de Pierre Citron, rempli d'anecdotes, de citations et de témoignages vivants ... Et de remercier vivement le public ainsi qu'André Laignel, maire de la ville, pour lui offrir cette opportunité de s'abreuver ainsi à la source du génie.
Soucieuse de ne gêner personne en prenant mes photos, je m'essayai à la prise de vue "haute sensibilité" sans flash, ce qui fit ressortir plus que jamais la luminosité énorme que les spots d'éclairage apportaient à son visage...
Il évoqua encore les deux premiers concertos pour piano, insistant sur l'aspect "percussion" adopté par Bartók pour cet instrument à l'instar de Stravinski (c'est particulièrement net pour le premier, dont vous avez ci-dessus le premier mouvement une peu rude il est vrai) ; parla de la Musique pour cordes, percussion et célesta et reporta pour la conclusion le Concerto pour orchestre en se désolant de ne pouvoir nous faire tout entendre, le temps étant limité ; et enfin il consacra près d'une demi-heure à la présentation du Château de Barbe-Bleue.

Image du décor initial tiré de ce site où vous avez un excellent article concernant l'Opéra, articulé autour de la découverte de l'inconscient par Freud.
Beaucoup de gens considèrent en effet à tort cette oeuvre comme lugubre et austère. Robert y voit au contraire une forêt de symboles, apportés par le librettiste et grand ami de Bartók, le poète Béla Balázs. À l'instar de Maeterlinck pour le Pelléas et Mélisande que Debussy mit en musique, Balázs manie dans cette oeuvre des symboles puissants, à commencer par les sept portes qui servent d'ouvertures à ce hall obscur de château, et les quatre femmes qui le visitent - la dernière étant "la plus belle" : l'héroïne, Judith.
On découvre ainsi que Barbe-Bleue, loin d'être ce despote sanguinaire que l'on connaît habituellement, est simplement l'image de l'homme enfermé dans sa prison de chair (le château en pierre), et qui est coupé de sa patrie de lumière originelle. Lorsqu'il "ouvre les portes", il découvre ses richesses, ses faiblesses aussi : chacune offre un aspect de lui-même, visions symboliques de ses qualités et de ses défauts, des dons ou faiblesses dont il a hérité. Et chaque "femme" qui le visite est comme une expérience que lui apporte la vie, expérience destinée à le rapprocher de sa condition réelle d'être de lumière... On ne peut s'empêcher de songer au second Faust de Goethe avec cette fin particulièrement somptueuse qui a inspiré Gustav Mahler dans sa huitième symphonie :
« Das Ewig-Weibliche zieht uns hinan »
(« L'Éternel-Féminin nous tire vers le haut »)
La première femme, venue à l'aube, Robert la compare à la Force (celle de la jeunesse, me dis-je) ; la seconde, venue à midi, Robert la compare à la Beauté (celle que l'on connaît à l'âge des amours, au début de l'âge adulte ai-je alors pensé) ; la troisième enfin, venue au crépuscule, Robert l'appelle la Sagesse (sans doute parce qu'elle vient avec l'expérience et le recul, vers la soixantaine) ; mais Judith, la plus belle et qui arrive à minuit, dans sa robe éclatante d'étoiles, n'est-elle pas le symbole de l'Illumination ? En tous cas - et c'est ce qui rend triste cet opéra -, toutes disparaissent derrière une porte qui se referme, laissant le héros dans ses ténèbres initiales ; et nous laissant nous-mêmes songer que sans ces merveilleuses vertus, nous sommes bien peu de chose sur cette terre... Mais en perdant l'une après l'autre ces femmes qui l'éclairaient (comme la rose éclairait le Petit Prince *!), Barbe-Bleue n'est pas sans nous rappeler le personnage de Golaud, qui à la fin de Pelléas dit :
« Je vais mourir ici comme un aveugle » ...
* « Elle m'embaumait et m'éclairait ! Mais j'étais trop jeune pour savoir l'aimer...»